AI Salon x Flagship: En direct du Mila

2 déc. 2025

Nous avons conclu l’année avec un enregistrement spécial en direct du Flagship Podcast, en collaboration avec AI Salon au Mila — une soirée bien remplie mettant en vedette un panel VC montréalais, une table ronde d’entrepreneurs en IA et un fireside keynote avec Sam Ramadori (BrainBox AI, maintenant co-président de Law Zero).

À travers les trois segments, un thème a dominé : l’IA avance plus vite que n’importe quel cycle technologique précédent, et le Canada dispose d’une occasion unique — peut-être une fois par génération — pour prendre le leadership.

Panel VC — Naviguer la vague IA

Des investisseurs d’Inovia, White Star et Amiral Ventures ont exploré le chaos et les opportunités du marché actuel. Le cycle IA est « psychotique » en vitesse et en ampleur, mais les fondamentaux demeurent : équipes d’exception, produits réellement utilisés, valeur client tangible. Les meilleures startups utiliseront l’IA comme levier, pas comme produit, et se différencieront par des données privilégiées, une expertise profonde et leur capacité à livrer du ROI, pas du battage médiatique.

Panel Fondateurs — Construire de vraies entreprises IA à Montréal

Botpress, Maxa et Wrk ont partagé des perspectives franches du terrain : pourquoi le SaaS traditionnel est en train d’être réécrit, comment les modèles open source et les moteurs de raisonnement changent la donne, et pourquoi Montréal demeure l’un des meilleurs endroits au monde pour recruter du talent en IA et évoluer à coût optimisé. Les fondateurs ont insisté : le Canada doit abandonner son “petit marché” mentalité — de grandes réussites sont possibles ici.

Keynote de Sam Ramadori — IA, climat et responsabilité

Sam a raconté son parcours improbable du private equity à la direction de BrainBox AI jusqu’à l’acquisition, et pourquoi il se consacre aujourd’hui à Law Zero, une initiative à but non lucratif dirigée par Yoshua Bengio visant à bâtir des systèmes d’IA plus sûrs et plus fiables. Son message était clair : le Canada possède un talent exceptionnel en IA, mais doit se mobiliser autour de la souveraineté, de l’innovation responsable et d’une collaboration renforcée pour éviter d’être coincé entre les superpuissances mondiales.

La soirée s’est terminée sur un message destiné à toute la communauté : c’est notre moment. Nous avons une recherche de calibre mondial, des fondateurs de classe internationale, et un écosystème qui arrive à maturité. Avec de l’ambition et du soutien mutuel, Montréal peut devenir l’un des hubs IA les plus influents de cette décennie.

Transcription

Éléonore Jarry : J’ai la chance d’être assise avec trois excellents investisseurs basés à Montréal, qui investissent activement à Montréal. Claude nous a mis un peu au pied du mur en disant qu’on devrait investir davantage dans nos entreprises locales en IA. Donc on est clairement tous partants pour soutenir de grands fondateurs.

Alors venez nous parler à la fin. Toute cette conversation vise vraiment à mettre en lumière la façon dont chacun réfléchit à l’investissement en IA en ce moment. L’IA est en passe de devenir probablement le cycle techno le plus rapide et le plus changeant qu’on ait vu jusqu’à maintenant, ce qui est super excitant, mais aussi très difficile à naviguer comme investisseur.

On veut donc partager certaines réflexions que vous ne lirez peut-être pas en ligne sur chaque investisseur ou sur la façon de penser à l’investissement en IA — ou plus généralement — en ce moment.
Donc moi, je suis Éléonore, je suis chez Brightspark Ventures. On est un fonds early stage. On investit de la création jusqu’à la série A. La plupart du temps on mène les tours et on investit dans tous les verticaux.

Et je vais demander à tous mes panélistes de se présenter brièvement : un peu de contexte sur vous, rapidement, le fonds où vous êtes et où vous investissez.

Hugues Lalancette :
Parfait. Très content d’être ici, au passage. Je suis partner chez Inovia. J’ai rejoint la firme il y a environ 10 ans, ce qui est un peu fou quand j’y pense.

À l’époque, on était 10 personnes. Ça donnait vraiment l’impression d’être une startup. On avait un fonds de venture, et depuis, on a à peu près fait x10 sur pratiquement tous les KPI. On gère maintenant environ 2,5 milliards US, du pré-seed jusqu’à la croissance. Donc voyez-nous comme le plus grand fonds de VC “ancré au Canada” qui peut soutenir des entrepreneurs à tous les stades.

Et oui, c’est un moment un peu “full circle” pour moi. J’ai commencé à courir autour du Mila en poursuivant des gens avec des chemises hawaïennes pas loin d’ici. Je suis vraiment content d’avoir cette conversation aujourd’hui.

Catherine :
D’abord, très heureuse d’être avec vous ce soir. J’aime vraiment ce panel.

C’est génial parce que je suis la nouvelle, mais je vous connais tous depuis 15–20 ans. Donc ça fait vraiment plaisir d’être avec vous ce soir. Je m’appelle Catherine, je dirige le fonds seed chez White Star Capital. White Star Capital est un fonds global avec des bureaux à Montréal, Toronto, New York, Londres, Paris, Abu Dhabi et Singapour.

On a vraiment démarré comme un fonds global. Notre premier fonds, il y a 15 ans, était un fonds mondial de 17 M$ et on investissait à la fois en Europe, en Asie et en Amérique du Nord en même temps. Donc un vrai fonds global. On est plus connus comme un fonds de série A / série B, mais récemment on a senti qu’il y avait un “gap” sur le marché.

Heureusement, toi et moi, et toi aussi, avez commencé à combler ce gap au stade pré-seed. Donc on a décidé de lancer un fonds seed, et on parlera un peu plus de notre thèse tout à l’heure. Mais on est surtout une firme généraliste en techno.

Et pour ce qui me concerne, je travaillais auparavant chez Workleap, anciennement GSoft, où j’étais essentiellement la numéro trois. J’étais chief strategy & corp dev officer. J’ai passé 10 ans là-bas à faire passer l’entreprise de 50 M à 250 M. Ça a été tout un parcours, avec énormément d’apprentissages que je voulais ramener dans l’écosystème, notamment autour de l’idée que, selon moi, une des raisons pour lesquelles on a pu atteindre cette échelle, c’est qu’on était “global-first” : notre premier ou troisième client chez Workleap / GSoft était américain. Et c’est vraiment ça que je veux apporter à l’écosystème : aider des entreprises à penser global dès le jour 1 et à bâtir des boîtes capables d’atteindre cette échelle.

Dominic Becotte :
Bonsoir tout le monde. Je m’appelle Dominic, enchanté. Je suis managing partner chez Amiral Ventures. Amiral est un nouveau nom sur le marché. J’ai lancé le fonds avec Fred Economakis — on est très heureux d’annoncer qu’on ferme dans deux semaines. On est super contents. Ça fait un an qu’on “ferme dans deux semaines”, mais là, c’est la bonne. Le fonds…

Catherine Ouellet-Dupuis :
Nous aussi, on est en levée, au fait. On ressent la même douleur. C’est une expérience…

Éléonore Jarry :
…humblante, qui amène aussi de l’empathie quand on est sur le marché à lever des fonds.

Dominic Becotte :
Oui, c’est une expérience très exigeante, mais pour moi, c’est le plus beau job qu’on puisse faire.

On est basés à Montréal avec des ambitions pancanadiennes, on investit dans des entreprises en early stage — late seed, petite série A. Mais on aime dire que notre objectif, c’est bien sûr d’apporter du capital, mais aussi d’apporter de l’expertise, avec un réseau fantastique de mentor-investisseurs, et nous-mêmes, en apportant notre expérience aux entrepreneurs, pour soutenir les meilleures entreprises au Canada.

Éléonore Jarry :
Super. Allons un peu plus en profondeur sur les thèses d’investissement, surtout en lien avec l’IA. Inovia existe depuis presque deux décennies maintenant. Tu es avec la firme depuis 10 ans. Vous avez investi à travers plusieurs cycles. Comment ta façon de penser l’investissement en IA a-t-elle changé dans les deux ou trois dernières années ?

Y a-t-il des choses dans lesquelles vous avez investi ces deux-trois dernières années que vous n’investiriez plus aujourd’hui ? Ou inversement, des choses que vous n’auriez pas faites avant, mais que vous considérez maintenant ? Et dans le contexte où, vous avez sans doute tous lu des articles disant que l’IA change les règles de base du playbook — parfois c’est vrai, parfois non. Donc je suis curieuse d’entendre tes réflexions là-dessus.

Hugues Lalancette :
Oui, c’est un peu une période psychotique. Je parlais avec l’équipe de Botpress, qu’on a eu la chance de financer plus tôt, donc je ne vais pas leur voler leur “thunder”. Mais je ne me souviens pas d’un moment où je ne savais autant pas à quoi ressemblerait notre prochain investissement dans six mois. C’est à la fois effrayant et excitant.

Si tu prends un horizon de trois ans, on a passé beaucoup de temps au niveau LLM. Récemment, on passe beaucoup plus de temps au niveau application et au niveau infrastructure.

Par exemple, on vient de co-mener la ronde de 600 M$ de Cohere. On pense que la couche LLM est plus difficile, simplement à cause de l’ampleur du compute et du capital nécessaire pour bâtir ces entreprises — si tu n’es pas un hyperscaler, c’est plus compliqué comme investisseur.

Mais oui, on est très actifs sur le marché. On pense que c’est une vague transformatrice, et on a investi à travers tout ce “stack” applicatif. Récemment, on a doublé sur Spellbook, qui construit de la LegalTech à partir de Saint-John. C’était leur série B, on a co-ménée avec iNovia / CSL, et c’est à Saint-John. J’ai encore du mal à m’y faire, c’est une communauté fantastique là-bas.

Avec Flair aussi, on a récemment investi en cybersécurité avec nos amis de White Star. L’idée là-bas, c’est qu’il y a tellement de nouveaux vecteurs d’attaque liés à l’IA que le marché de la cybersécurité lui-même est en train de croître d’un ordre de grandeur.

Et même chose avec Botpress, qui est plus dans la couche infrastructure. Donc on a vraiment été actifs partout dans le stack. Je ne pense pas que ce soit un marché dans lequel tu peux jouer en défense. C’est un peu psychotique de ce point de vue-là. Mais les enjeux sont plus élevés, donc on pourra en reparler.

Éléonore Jarry :
Merci. Dom et Catherine, vous avez la “chance” de lancer un fonds maintenant, d’écrire une thèse from scratch. Comment avez-vous intégré l’IA — ou pas — dans cette thèse, de manière à être proactifs, offensifs, un peu contrarians, tout en gardant quelque chose qui va tenir la route dans le temps et évoluer avec la firme ?

Catherine :
Je construis un nouveau fonds, mais j’ai le luxe de faire partie de la famille White Star. Donc j’essaie d’aller chercher les insights de l’équipe qui a investi avant moi.

Mais d’abord : quel moment pour être en vie et travailler dans la tech ! C’est incroyable de bosser dans la tech.

Côté investissement, chez White Star, on essaie d’être le plus pragmatiques possible. Par exemple, il y a beaucoup de boîtes IA qui ont une croissance très rapide au début — parfois impressionnante. Mais en analysant les chiffres chez White Star, on s’est rendu compte que beaucoup de ces entreprises avaient un churn beaucoup plus élevé que le SaaS traditionnel. Un SaaS classique va avoir 4–5 % de churn, alors que pour beaucoup d’apps “IA native”, on voyait parfois du churn autour de 50 %. Donc on essaie de garder la tête froide, d’être pragmatiques sur ces investissements et de revenir aux fondamentaux, même si c’est de l’IA, que c’est excitant et que tout le monde veut y aller.

Les fondamentaux, c’est : l’équipe — à quoi elle ressemble ? Quel problème ils attaquent ? Quel est leur moat ? Et le produit qu’ils construisent, est-ce qu’il est intégré dans le flux de travail du client ? Est-ce qu’il va rester ? Est-ce qu’il est “sticky” ? Est-ce qu’il apporte une vraie valeur au client ? Ce sont des choses qui paraissent évidentes sur papier, mais avec cette vague IA, tout le monde est excité par l’investissement, et c’est difficile de ne pas se laisser emporter. On essaie donc de rester très pragmatiques.

Sur l’IA, on aime beaucoup le vertical SaaS chez White Star. Pas forcément des “pure AI plays”, mais des boîtes qui exploitent l’IA. Flare en est un exemple. J’adore la cybersécurité. L’ancien CFO de Workleap / GSoft est là, et j’ai déjà dirigé la cybersécurité chez Workleap. J’aime vraiment cet espace. Flare n’est pas une app “IA native”, mais utilise l’IA pour aider les clients à prioriser les problèmes à régler.

Un autre exemple, c’est Venture, une autre de nos participations. Ils exploitent, via un partenariat avec Nvidia, énormément de données accumulées par leurs milliers de robots, et maintenant ils sont capables d’avoir un bras robotisé qui détermine automatiquement son flow. C’est très excitant, et c’est un exemple de vertical SaaS dans lequel on aime investir.

On fait aussi des “AI plays”. Tu parlais de modèles fondamentaux : c’est vrai qu’au stade pré-seed / seed, c’est difficile aujourd’hui d’investir dans des modèles fondamentaux orientés productivité. On arrive un peu tard. Vous avez bien joué avec Cohere, mais pour nous, c’est un peu tard. Par contre, on regarde des modèles fondamentaux spécifiques à une industrie au pré-seed / seed — pas vraiment au Québec, mais aux États-Unis, puisque mon fonds est nord-américain, on investit au Canada et aux US.

On commence à regarder des modèles fondamentaux spécifiques à certains secteurs. Mais même là, on essaie de rester pragmatiques : est-ce que c’est quelque chose où les clients vont passer d’un modèle à l’autre facilement, ou est-ce que c’est vraiment intégré dans le flux de travail du client et durable sur le long terme ?

(Interjection)
Est-ce qu’il y a quelque chose que tu ne faisais pas chez Workleap, Catherine ? Ou que tu faisais en plus ? C’est aussi une entreprise, finalement…

Catherine :
Oui, c’est drôle, je vois vraiment le VC comme… C’est surprenant, mais on construit nous-mêmes une entreprise. C’est vraiment ce que j’aime chez nous. De l’extérieur, ça ne paraît pas toujours, mais oui, on essaie de bâtir un business.

Éléonore Jarry :
Les fondateurs ne voient pas toujours tout le travail en coulisses, et parfois c’est mieux ainsi. Dom, je sais que la donnée est très centrale dans ta thèse d’investissement, ainsi que la connaissance sectorielle. Même question : comment incorpores-tu la réflexion sur l’investissement en IA dans un tout nouveau fonds Amiral ?

Dominic Becotte :
Merci pour la question. Comme Catherine, on est prudemment optimistes. On est prudents, mais vraiment excités en même temps. Chez Amiral, on a une thèse de niche : on investit dans l’IA d’entreprise. On regarde comment l’IA peut vraiment transformer les entreprises en termes de productivité, de durabilité, de rentabilité.

On voit l’IA aujourd’hui comme un enabler, pas comme le principal moteur de différenciation. Je pense qu’on est tous d’accord que l’IA s’est démocratisée très rapidement. Tout le monde a accès à de la bonne IA. Même ma fille de 6 ans pense que ChatGPT est plus intelligent que moi, et elle a probablement raison.

Donc c’est devenu une commodité. Alors, qu’est-ce qu’on fait du point de vue business quand on veut bâtir une startup dans ce contexte ? Pour nous, la donnée est le vrai moteur. En tant que startup, est-ce que tu peux démontrer que tu as un accès privilégié à des jeux de données ? Est-ce que cet accès est unique ? Est-ce ton innovation principale ?

C’est ce qu’on veut voir comme investisseurs : comment tu obtiens un accès privilégié à des données d’entreprise de grande valeur. Est-ce que tu le fais avec les plus hauts standards de sécurité ? Dans le monde corporate, tu n’as pas le choix.

C’est exactement ce qu’on veut regarder. Et c’est, en fait, une des principales raisons pour lesquelles on a investi d’abord dans Maxa l’an dernier, puis dans Maket cette année. C’est vraiment ça le point : obtenir l’accès et exploiter des datasets de grande valeur.

On croit vraiment que les boîtes d’IA les plus solides seront celles qui construisent les plateformes ou l’infrastructure permettant d’accéder à ces données à forte valeur et de créer de la valeur à partir d’elles.

Hugues Lalancette :
J’allais dire… On manque toujours de temps dans ces panels, mais c’est bien comme ça.

Éléonore Jarry :
Autre question, et oui, je vois le temps filer. Question en deux volets. Il y a un excellent rapport de Carta sorti aujourd’hui qui montre clairement que les boîtes d’IA captent la part du lion du financement VC. Et on a l’impression, à vous entendre, que le marché est un peu polarisé : soit tu es une boîte IA, soit tu ne l’es pas, et ton expérience de levée est très différente selon la catégorie dans laquelle tu tombes.

Donc, curieux de savoir ce que vous voyez sur le terrain dans le marché VC en ce moment et, en regardant la salle, quel conseil vous donneriez à quelqu’un qui pense aller lever du capital, surtout si par exemple c’est une société issue de la recherche ou un projet deeptech.

Hugues Lalancette :
Oui, c’est fou. Je pense que la bonne nouvelle, c’est que tous ces problèmes sont des problèmes d’investisseurs. Je pense qu’il n’a jamais été aussi bon moment pour entreprendre ; en tant qu’entrepreneur, tu n’as pas vraiment besoin de trop t’en préoccuper. Si tu veux lever, le capital est disponible.

Mais je dirais, peut-être pour les gens dans cette salle, qu’une tendance très excitante pour nous, c’est de voir l’IA brouiller les frontières entre recherche et startups. Il y a 10–15 ans, on pensait que les chercheurs ne pouvaient pas bâtir de boîtes. Et puis 500 milliards plus tard, quelques OpenAI et Anthropic… Je pense que cette hypothèse est à mettre à la poubelle.

C’est donc un moment très intéressant. La vitesse à laquelle les choses évoluent est probablement ce qui maintient les entrepreneurs en alerte. Mais si tu veux construire, je pense que l’autre option c’est aussi de ne pas lever. Il y a aussi le chemin du bootstrapping, en tirant parti de tous les outils disponibles.

Ce qu’on voit, c’est cette nouvelle cohorte de boîtes qui atteignent une croissance sans précédent. Il faut garder en tête qu’il y a maintenant un nouveau vecteur dans ta vision et ta vélocité, qui est redéfini par ces boîtes purement IA.

C’est vraiment la compétition. Mais si tu regardes les sources de capital et la taille des opportunités, on est passés d’un monde où les VC investissaient dans des outils technologiques à un monde où on s’attaque à des marchés aussi vastes que l’économie elle-même. Et ça, pour moi, c’est très excitant.

Éléonore Jarry :
Donc tu dirais que la barre est plus haute, mais que l’opportunité est aussi plus grande ?

Hugues Lalancette :
Oui. Je pensais à ça en taxi en venant ici : regarde des boîtes comme Lovable en Europe, ou Cursor et d’autres. Elles atteignent le milliard de revenus en deux-trois ans. Donc oui, la barre est plus haute, mais d’une façon un peu folle qui est positive pour les entrepreneurs, parce que le plafond vient d’être relevé.

On a la chance d’avoir trois boîtes de plus de 10 milliards dans le portefeuille. C’est, je pense, le nouveau plafond de référence pour des entrepreneurs canadiens. Et dans notre construction de portefeuille, on ne considère plus le milliard comme un point d’arrivée.

Éléonore Jarry :
Catherine, Dom, quelque chose à ajouter sur la lecture du marché et les conseils pour les fondateurs ?

Catherine :
Oui. Je ne suis pas… Je ne dirais pas que je suis moins optimiste, mais je dirais que je suis super optimiste à moyen et long terme, mais plus nuancée à court terme.

En voyant ce qui se passe aux États-Unis — et chez White Star on est un fonds global, donc on travaille littéralement jour et nuit avec des investisseurs américains, européens, et on parle aussi à des grands clients enterprise —, on commence à voir des signes que certains grands comptes américains ne sont pas sûrs de tous les investissements IA qu’ils ont faits, ni de ce qu’ils en retirent. Ils se demandent s’ils ne devraient pas commencer à couper certains outils de leur stack.

Mais c’est certain, je l’ai dit au début de ce panel : quel moment pour être en vie ! Par contre, il faudra peut-être du temps avant qu’on délivre vraiment la pleine valeur aux clients. Je m’attends personnellement à des corrections à venir — une tendance globale à la hausse, mais avec des corrections.

La raison pour laquelle je dis ça, c’est qu’on doit se rappeler que la valorisation et la levée de fonds ne sont pas le but. Le but, c’est de délivrer de la valeur à ses clients et de bâtir un super produit. Et parfois, trop de cash ou une valorisation trop élevée peuvent devenir un problème à long terme.

On l’a vécu chez Workleap : une année on se disait “Oh mon Dieu, on embauche 100 personnes”, et on est devenus hyper inefficients parce que ça allait trop vite. Et puis on réalise : ok, il faut prendre un peu de recul, se regrouper et repenser comment on va attaquer ça.

Donc quand tu lèves un gros tour à une valeur élevée, si c’est la bonne chose pour gagner ton marché — parfait, fais-le. Mais il faut se demander : qu’est-ce qu’on va livrer avec cet argent ? Et si la musique s’arrête au moment où tu dois relever, est-ce que tu seras fier de ce que tu as fait avec ce capital ?

C’est le conseil que je donnerais aux fondateurs. Si lever beaucoup et très cher, c’est ta voie et ce qu’il te faut pour gagner le marché, et qu’en 18 mois, au moment de relever, tu es dans une super position, alors fais-le. Mais c’est un point à garder en tête, clairement.

Dominic Becotte :
Oui. J’ajouterais juste un point intéressant qu’on voit aujourd’hui : il y a 20 ans, quand j’étais sur le marché, financer une entreprise avec un tour seed, l’objectif c’était de construire une boîte de 40–50 employés. Aujourd’hui, une entreprise seed va plutôt viser 15–20 employés à l’arrivée. Le capital est beaucoup plus efficient. Et ça, c’est fascinant pour moi, parce que tu peux faire beaucoup plus avec le même capital.

Du point de vue d’un VC, c’est très intéressant : ton argent, investi dans des entrepreneurs talentueux, peut faire davantage. Je pense que c’est un point clé. Mais je suis d’accord avec vous deux : tu parlais de valeur, et je pense que c’est vraiment votre objectif en tant qu’entrepreneurs — construire et démontrer de la valeur pour vos clients.

Dans mon cas, on regarde des clients corporatifs qui montrent du ROI, idéalement avec des signes de dollar. C’est la meilleure démonstration que tu as bâti quelque chose d’extrêmement précieux. C’est ce que Maxa a fait : il y a une démonstration très claire, chiffrée, de l’impact. Si tu veux, ton job, c’est de devenir le meilleur “dealer” qui soit, parce que tu vends une techno tellement bonne à une entreprise qu’elle ne peut plus vivre sans toi.

Et ça, c’est quelque chose qui est possible aujourd’hui dans le contexte actuel. Tu peux construire ça en un an. Donc, encore une fois : prudemment optimistes, mais l’excitation est bien réelle.

Éléonore Jarry :
Oui, si je prends des morceaux de chacun de vous : c’est l’un des moments les plus excitants pour bâtir une boîte, aller plus vite, aller plus gros que jamais auparavant — mais en gardant un état d’esprit de création de valeur à long terme, sans courir après des milestones peut-être déraisonnables qui ne construisent pas vraiment une entreprise, mais qui reposent plutôt sur la spéculation ou sur un besoin de marché à court terme. Ceux qui garderont une stratégie long terme gagneront à la fin.

Nicholas :
Cette fois-ci, on fait quelque chose d’un peu spécial. On a invité des scale-ups qui ne sont plus à leurs débuts en mode “on a besoin de cash pour survivre”, mais qui ont bâti des entreprises incroyables et qui sont vraiment le cœur et l’âme de Montréal, des modèles auxquels on devrait tous se mesurer.

Sur ce, montez donc sur scène les gars. On va faire l’intro ici… si ça charge… juste les lumières… non ? Voilà, c’est bon. Ok. Un, deux… Mo, je t’ai vu quelque part.

Je suis genre à 90 % sûr que j’ai vu Mo. Voilà. Parfait. Applaudissez Vemo et Alexi.

On va commencer par un petit tour de table, évidemment. Mais j’aimerais aussi que, dans votre intro “one-liner”, vous disiez ce que fait votre boîte, et à ce stade de votre entreprise, j’imagine que ce qui vous empêche de dormir la nuit, ce n’est plus juste de rester en vie — du moins, j’espère — ou d’être en faillite dans trois heures. Qu’est-ce qui vous empêche de dormir aujourd’hui ?

Sylvain Perron :
Oh boy. Salut, je suis Sylvain, fondateur de Botpress. Botpress est une plateforme d’agents IA. Concrètement, on construit des outils très puissants pour permettre aux gens de créer de très bons agents, de les déployer, de les gérer et de les opérer dans le cloud. Très concrètement, ça veut dire qu’on est très bons pour dévier des tickets pour nos clients — c’est la majeure partie de ce qu’on fait.

Ce qui m’empêche de dormir, ce n’est pas tant ce qu’on contrôle chez Botpress comme entreprise, mais plutôt où va le monde avec l’IA, tout ce qu’on ne contrôle pas. Je pense que je fais partie de la catégorie “doom” ; je pense qu’on est tous un peu foutus.

Nicholas :
Ils ne s’en rappellent peut-être pas, mais quand je faisais ma ronde seed, je lui avais demandé son avis sur un VC qui, finalement, n’a pas investi chez nous. Et je pense que ça a été une bonne chose au final. C’est génial d’avoir des cofondateurs ici qui te soutiennent, et c’est cool d’être sur scène avec vous quelques années plus tard.

J’ai toujours des cauchemars sur les mêmes choses qu’au jour 1, mais ça fait partie de la vie d’entrepreneur, et à un moment on finit par aimer ça.

Alexi Steinman :
Je suis Alexi, un des deux frères cofondateurs de Maxa. Parfois vous avez un frère, parfois l’autre : on se divise et on conquiert. On a lancé l’entreprise il y a un peu plus de cinq ans. On est le “numéro un AI analyst” pour la finance d’entreprise. Ça veut dire qu’on permet aux équipes finance et aux power users des systèmes de records / ERP — systèmes financiers, opérationnels — d’interagir avec ces systèmes complexes, souvent multiples, à travers l’IA.

Si ChatGPT est excellent avec le langage, les documents, le code, il est très mauvais avec les chiffres et les grandes bases de données. Il faut lui donner des outils, renforcer le raisonnement, et avoir une mécanique nodale qui fonctionne pour l’entreprise. On pense être numéro un mondial là-dessus, autant sur la techno de normalisation des systèmes sous-jacents que sur la façon d’utiliser les LLM pour interagir avec ces grosses bases et systèmes.

On a une cinquantaine de personnes à Montréal, au 1, Place Ville-Marie, une petite présence dans la Silicon Valley, et je reviens souvent avec des histoires assez fun de là-bas. J’en partagerai peut-être ce soir. Et l’autre jour, j’étais à un dîner avec Mo, un autre super fondateur de Montréal. Merci.

Mo (Wrk) :
Merci, c’était un super dîner. Bonjour tout le monde, je m’appelle Mo. Désolé, je viens littéralement de débarquer d’un avion, donc je suis encore un peu dans le brouillard. Je suis cofondateur de Wrk.com. On n’est pas une entreprise d’IA, on est une entreprise de déploiement d’IA. On aide les organisations à déployer l’automatisation et l’IA.

On a commencé dans le monde enterprise, avec de très grandes entreprises, puis on s’est rendu compte que la plus grande valeur et le plus gros “gap” sur le marché se situaient en fait chez les PME, et du bénéfice qu’elles pouvaient tirer de ces technologies pour rendre leurs opérations beaucoup plus efficientes.

Je n’ai pas besoin de vous expliquer la valeur de l’IA dans le monde du travail. On a une boîte qui a 6 ans, basée ici à Montréal. On a déployé l’automatisation et l’IA dans des centaines d’entreprises à travers le monde, et on voit concrètement l’impact sur leurs opérations quotidiennes, et sur la façon dont elles pensent l’avenir de la technologie et de leur propre workforce. C’est assez remarquable.

On a vu des choses aussi petites qu’un garage de mécanique de cinq employés déployer une IA comme agent vocal pour prendre des rendez-vous et répondre aux questions de base au téléphone. C’est fascinant à observer.

Pour répondre directement à ta question, ce qui m’empêche de dormir la nuit, surtout en lien avec l’IA, c’est qu’on a l’impression d’être à une époque où on est forcé de vivre avec le statu quo : quelques entreprises possèdent les modèles cœur, propriétaires, dont on dépend énormément. Tout est dans le cloud, donc on est coincés, parce qu’on dépend de centaines de millions voire de milliards de dollars investis dans des data centers, etc.

On a un peu l’impression qu’ils ont retenu la leçon de l’expérience internet originale. L’Amérique aurait dû “posséder” l’internet, mais ne l’a pas fait ; ils ont, en quelque sorte, ouvert ça au monde. Cette fois-ci, avec OpenAI, ils font l’inverse : plutôt que de vraiment démocratiser, ce qui devrait être le cas, ils ont fermé le jeu. Et maintenant on a cette “bataille de l’IA”.

Donc j’adore ta question sur la souveraineté des données. Ce n’est pas seulement la souveraineté des données, c’est la souveraineté sur qui possède les modèles et comment on peut y accéder. C’est à ça que je pense beaucoup, parce qu’on est dans le monde du déploiement de l’IA et de son accessibilité.

Je pense que c’est à nous tous de trouver des solutions, et pas d’attendre que les gouvernements sortent un cadre réglementaire dans lequel on va évoluer. C’est une grosse bataille en ce moment.

Nicholas :
Je veux clairement qu’on revienne là-dessus, et c’est une discussion, donc sentez-vous libres de rebondir les uns sur les autres. Mais je veux revenir vers Alex. Avec ce split entre Montréal et la Silicon Valley, Montréal t’a apporté du talent, des early adopters, des crédits d’impôt, etc. Qu’est-ce qui vous a poussé à aller là-bas ? Un échec de l’écosystème ? Une trajectoire naturelle de croissance ? Qu’est-ce qui vous a fait sortir des limites de la ville pour grandir ?

Nicholas (2) / Alexi :
Je rappelle juste que nous sommes assis sur le plus grand marché du monde, avec une structure de coûts incroyablement efficace et un très bon niveau de talent. C’est un excellent endroit où être. On ne devrait pas avoir honte de démarrer une entreprise ici.

On trouve des gens aux États-Unis pour certains skills spécifiques. Des gens à Toronto. On a eu une opportunité dans la Silicon Valley : on a été invités au “Silicon Valley AI Hub”, en tant que l’une des startups fondatrices de cet espace. On a une recrue très prestigieuse là-bas, donc il est sur place, c’est un peu notre “boots on the ground”.

Mais c’est vraiment le résultat de cinq ans de développement et de “hustle” dans de grandes boîtes tech américaines. Je pense que Montréal est une excellente base. Ensuite, tu dois aller chercher, opportunistement, les talents qui manquent où ils se trouvent. J’aurais encore beaucoup à dire, mais je vais m’arrêter là.

Nicholas :
Mo, est-ce que vous ressentez la même attraction / répulsion d’autres écosystèmes ? Comment vous gérez ce “Montréal versus le reste du monde” ?

Sylvain Perron :
Je pense qu’on n’a pas vraiment besoin de nous-mêmes monter là-bas, parce qu’on n’a pas ce besoin de talents ultra spécialisés. On a l’impression d’avoir tout ce qu’il nous faut à Montréal. On a démarré à Montréal parce qu’on est basés ici, c’était naturel. On a un bureau à Québec, un à Montréal.

Mais le niveau de talent et la reconnaissance ici sont exceptionnels. Et la main-d’œuvre est extrêmement peu chère comparée aux US. Les economics ont énormément de sens ici. On n’a donc pas vraiment cette pression de sortir, sauf peut-être pour le capital, mais c’est de moins en moins vrai : il y a beaucoup plus de capital accessible.

Je dirais qu’on ne ressent pas vraiment cette pression, sauf quand tu es dans la Valley et qu’on te dit : “Ah, tu viens du Canada… Tu peux me citer une entreprise canadienne ?” “OK, et de Montréal ?” Peut-être un peu moins. On a besoin de success stories, parce que le succès attire le succès. Si on peut avoir plusieurs exits, des grosses boîtes bâties ici, ça va attirer plus de capital et plus de momentum. Donc c’est important de rester ici et de créer nos propres success stories.

Mo (Wrk) :
Oui, je suis d’accord. Je reviens juste de San Francisco et franchement, je n’aime plus cette ville. Ce n’est pas de l’animosité, c’est juste… Dans les premières années de la Valley, tu avais cette énergie palpable ; tu entrais dans n’importe quel café et tout le monde s’aidait, se soutenait. Maintenant, si tu ne parles pas leur langage, si tu n’es pas une boîte à plusieurs milliards, tu n’existes pas. Ça ne m’intéresse pas.

Je pense que c’est surtout un mindset. J’ai levé plus de 50 M$ pour ma boîte ici à Montréal, donc ce n’est pas un problème d’accès au capital. Le talent est excellent. Si tu construis quelque chose de solide, les gens vont venir travailler avec et pour toi.

Je pense que c’est vraiment un état d’esprit. On doit arrêter de se voir comme “petits”, arrêter de penser qu’on doit vendre, arrêter de croire qu’un milliard est une “super sortie” par défaut, et tout ça. On doit vraiment se faire à nous-mêmes la faveur de pousser ce message, surtout auprès des fondateurs early stage qui émergent d’ici.

Nicholas :
Je veux revenir à ton sujet initial, Mo. On peut presque voir l’infrastructure comme une commodité, à un certain point. Est-ce que ce ne sont que les rails, comme des rails télécom, sur lesquels on construit ? Est-ce que tu te soucies vraiment d’où sont ces rails ? Tu as une boîte à faire tourner. À quel moment tu te dis : non, ça c’est core, il faut l’own pour les 10–20 prochaines années ?

Mo (Wrk) :
Je pense qu’il y a une énorme dépendance dans l’industrie tech envers des rails construits par d’autres. Et souvent, quand on entre dans un nouvel écosystème comme l’IA, on se dit : “Génial, les modèles sont là, le cloud est là, je vais construire par-dessus”, pour ensuite réaliser qu’on dépense 70 % de notre budget en tokens et en cloud d’un autre.

On a en quelque sorte pivoté — ce n’est pas le mot exact — mais ajusté notre focus pour réfléchir à comment on peut aider au déploiement de l’IA et de l’automatisation sur des rails agnostiques de vendor, et comment on peut créer les bons toolkits pour permettre la souveraineté des données, la sécurité, des déploiements on-prem, sur chip, etc.

Pensez à l’évolution de la robotique : qui aujourd’hui construit vraiment du code ou des modèles déployables sur un chip spécifique, pour créer ta propre machinerie ? Ça fonctionne bien pour nous. On se lie avec une grosse boîte au Moyen-Orient qui est pionnière là-dedans.

Je pense que, dans un monde où on est devenus accros au cloud, il faut désapprendre un peu ça. Et maintenant qu’on est déjà accro à l’IA, il faut désapprendre le fait qu’on doit forcément dépendre d’un modèle propriétaire. On doit devenir “model agnostic”, etc.

C’est une affirmation large, mais c’est maintenant qu’il faut prendre ces décisions.

Sylvain Perron :
Je suis d’accord. Pour ceux qui sont assez jeunes ou assez vieux pour s’en souvenir, aux débuts d’internet, on mesurait la bande passante, la vitesse, on se demandait combien de RAM on avait, la fréquence du CPU, etc. On est un peu à ce stade-là pour l’IA.

Je suis content que de nombreuses entreprises dépensent tout cet argent pour entraîner des modèles, parce que c’est extrêmement capital intensif. Je n’aimerais pas faire ce travail moi-même. Mais je pense que c’est crucial d’avoir un équilibre avec des modèles open source pour garantir une soutenabilité à long terme : si un fournisseur de modèle s’effondre, il ne faut pas que la moitié des startups disparaissent avec. Il faut avoir des alternatives “naturelles”.

Mais pour l’instant, c’est beaucoup trop dur. Les cycles sont trop rapides et trop coûteux pour qu’une boîte comme la nôtre se mette à entraîner ses propres modèles et les offrir à nos clients.

Nicholas (2) / Alexi :
Je peux ajouter un truc : pour les entreprises qui travaillent à la couche application, qui cherchent à apporter l’IA à un ICP (un profil client très ciblé), avec une expérience très spécialisée pour un certain métier, on voit l’IA comme du logiciel. C’est un composant logiciel dans une plateforme beaucoup plus large et spécialisée pour un but précis. C’est là qu’on crée de la valeur. Et on peut remplacer des composants tous les deux ou trois ans — open source, pas open source…

On a vécu la première vague IA à Montréal — l’ère ML / prédiction en 2020. On est une des seules startups de cette vague qui ne soit ni vendue ni morte. À l’époque, c’était du ML prédictif, des algos, etc. Puis est arrivée la génération “générative”. On continuait à dire “IA”, mais le type de personnes que tu embauches, les skills nécessaires, sont radicalement différents.

À un moment donné, ce sont juste des composants que tu swaps à l’intérieur d’une architecture, et ton vrai travail, c’est de comprendre comment tu crées et maintiens ta valeur autour de ça. Le fait qu’il y ait un nouveau composant très cool ne change pas fondamentalement cette dynamique.

Sylvain Perron :
Je reviens à ce que disait Catherine : si tu délivres une vraie valeur à tes clients, je ne vois pas pourquoi ils chercheraient à changer de logiciel avant de changer des humains. Le ratio coût humain / coût logiciel est de 10 pour 1. Tant que tu continues à créer de la valeur et que tes clients ne détestent pas ton produit, tu es en bonne position.

Côté moat durable, je ne pense pas que le software, à lui seul, va créer de vrais fossés. Il faut aller chercher des avantages ailleurs : distribution, accès au capital, etc.

Pour nous, c’est la distribution : qui déploie et apprend notre stack, qui déploie notre logiciel. On passe via des agences. Si tu veux déployer l’IA à grande échelle comme agence, à l’échelle de 100 ou 1000 clients, tu dois maîtriser un stack, avoir un “go-to” outil. On parie sur le fait que les employés vont apprendre un outil et le déployer pendant plusieurs années. Une fois que tu as une base installée, tant que ton produit reste bon et que tes clients ne te détestent pas, ils ne vont pas vraiment chercher à switcher.

Mo (Wrk) :
Ok, accrochez-vous, c’est un peu du flux de conscience. On a tellement de signaux qui nous arrivent de tout ce qu’on voit — encore une fois, on n’est pas une boîte d’IA, on déploie l’IA.

Je vais commencer par le plus simple : je pense que le SaaS traditionnel est mort ou en train de mourir. Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un utiliserait encore Calendly ou même DocuSign alors qu’on peut probablement les recréer en une nuit avec Cursor ou autre.

Si tu es un cabinet d’avocats et que tu paies 50 000 $ par an pour DocuSign, fais-toi une faveur et reconstruis-le. C’est mon point de vue. Le moat technologique des SaaS traditionnels n’existe plus vraiment. Dans ce monde-là, ce qui gagne encore, c’est la vente, le marketing, la distribution. Si tu sais t’approprier le client, le segment, offrir un service client incroyable et tarifer si bas que la question “build vs rent” ne se pose même plus, là ça tient.

Ensuite, il y a une autre catégorie de boîtes qui développent des solutions et des toolkits très sophistiqués, et qui gagnent sur la sophistication technologique. Ce sont des entreprises qui ont des “research labs” internes, qui font la recherche opérationnelle, le deeptech, et qui commencent à susciter beaucoup d’intérêt du côté VC. C’est super excitant, parce qu’on revient à de la vraie technologie, pas juste des wrappers.

Et puis il y a un troisième point : je pense qu’on est à un carrefour très intéressant. On a la possibilité de permettre aux PME de devenir plus grandes grâce à la technologie. Dans un monde où les grandes entreprises pourraient totalement balayer les petites grâce à l’IA et aux moyens qu’elles ont, certaines boîtes peuvent jouer le rôle d’“enableurs” pour les PME — les faire passer de small à medium, puis de medium à enterprise.

Si on leur donne la techno qui les aide vraiment à grandir, elles deviennent accro à ces outils, et ça devient ton moat : tu es celui qui les aide à scaler.

C’est un peu partout, je sais. Mais oui : révolution.

Nicholas :
J’adore. C’est aussi ma thèse sur plein de points, et ça amène ma question suivante. Si les modèles sont commoditisés, que l’open source rattrape le propriétaire, que les cloud providers deviennent agnostiques et eux-mêmes une commodité… On a entendu Lara, plus tôt, dire “faites un PhD, venez en venture, amenez de la tech”. C’est quoi ton moat si tout est une commodité à la fin ? C’est seulement la data, comme Dom l’a dit pour Amiral ? Est-ce que c’est un autre “secret sauce” ? Est-ce technique ou purement go-to-market ?

Sylvain Perron :
Je peux y aller. On voit l’IA comme du logiciel. C’est une brique logicielle qui doit s’inscrire dans une plateforme plus large, spécialisée pour un usage précis. C’est là où tu crées de la valeur. Et tu peux interchanger les composants tous les deux–trois ans — open source, propriétaire…

On a vécu la première vague d’IA en 2020 à Montréal, basée sur le ML prédictif. Maxa en fait partie, on est une des rares boîtes de cette vague qui soit encore là et indépendante. On disait déjà “IA”, mais le type de personnes à embaucher, les skills, tout était différent. Aujourd’hui, avec la générative, c’est encore autre chose.

Au final, ce sont des composants que tu rajoutes ou remplaces. Ta vraie question, c’est : comment tu construis et conserves la valeur autour de ces briques. Le fait qu’il y ait un nouveau composant hyper cool ne change pas ça fondamentalement.

Sylvain Perron (suite) :
Et je reviens à ce que je disais plus tôt : si tu délivres une vraie valeur et que tes clients ne te détestent pas, ils ne passeront pas leur temps à chercher à te remplacer. Le coût des humains vs le logiciel reste largement en ta faveur. Pour de la vraie moat durable, il faut aller chercher des avantages en distribution, accès au capital, etc. Pour nous, ce sont les agences partenaires, les gens qui apprennent notre stack pour la déployer partout.

Mo (Wrk) :
Je vais finir avec un dernier point : on commence à voir des entreprises qui bâtissent ces toolkits d’IA très avancés, et ces entreprises-là ont un moat techno réel. Elles reviennent à une dynamique de “deeptech”, avec des labs de recherche, etc. Elles se distinguent non seulement par la distribution, mais par une avance technologique difficile à copier. Et c’est là qu’on voit le plus d’intérêt de la part des VCs les plus sérieux : on revient à financer de la vraie science appliquée, pas juste des couches d’UI autour des mêmes APIs.

Nicholas :
On est presque à la fin, donc rapide tour de table : dans toutes vos conversations go-to-market avec des entreprises, quel est le mot-buzz ou le truc le plus sur-vendu en ce moment, que vous aimeriez voir disparaître ?

(Tous / rires)
IA.

Nicholas (2) :
Mon préféré, ça reste “agents” et “agentic”. Et c’est pourtant ce que je vends.

Mo (Wrk) :
Petite anecdote : comme je reviens de la Valley, j’ai dans mon téléphone une trentaine de photos de billboards avec des .ai : “caffeine.ai”, “unicorn.ai”, tout y passe. Je vais en faire un très beau meme après.

Nicholas :
Quel que soit le pays qui possède le domaine .ai, il doit être très heureux. Je pense que c’est Antigua ou Anguilla, je ne sais plus. Ils ont fait 30–40 millions juste en enregistrements de domaines. Pas mal.

Bon, merci énormément à vous. Applaudissez-les bien fort.

Et sur ce, on passe au keynote. J’aimerais inviter Sam et Fred à venir conclure la soirée, puis faire le “community ask”.

Fred :
Génial. Merci d’être là, Sam. Salut tout le monde. Gros bravo aux organisateurs d’AI Salon, au passage : travail incroyable. On est la dernière discussion avant la bière, mais aussi la dernière discussion de l’année pour AI Salon, donc un peu de pression.

Ce soir, un des objectifs, c’était d’inspirer la communauté. J’ai entendu certains panélistes dire : il faut plus d’exits, plus de générations de fondateurs qui construisent, vendent, puis reviennent dans l’écosystème. C’est pour ça que je suis tellement content de t’avoir à côté de moi.

Évidemment, Sam, aujourd’hui tu es co-président de Law Zero aux côtés de Yoshua Bengio, mais tu es surtout connu pour ton travail chez BrainBox AI, qui a été acquise il n’y a même pas un an maintenant…

Sam :
En janvier, oui.

Fred :
En janvier, voilà. Une des choses intéressantes, c’est ton parcours pour arriver là : tu as une formation d’avocat, tu as travaillé en droit, tu as fait un MBA, puis tu es allé en private equity avant de rejoindre une startup, ce qui n’est pas le chemin “typique” pour beaucoup de gens ici. On s’imagine plus un geek venant de la tech ou de Mila. Raconte-nous un peu comment tu t’es retrouvé là.

Sam :
Je pense que ma femme devrait être assise ici pour bien répondre à cette question, ça a été un moment clé. Oui, l’essentiel de ma carrière était en private equity traditionnel, ce qui veut dire : acier, manufacturing, etc. Donc assez loin de la tech.

Mais en 2017, j’ai rencontré Jean, le CTO — mais surtout le cerveau derrière BrainBox AI. On a eu ce meeting un peu par hasard, il m’explique sur quoi il travaille : utiliser de l’IA autonome pour piloter les systèmes de chauffage et de climatisation des bâtiments. Ça a l’air hyper niche et un peu ennuyeux, mais on dépense une quantité énorme d’énergie pour chauffer et climatiser nos bâtiments, et une bonne partie est gaspillée à cause de la façon dont ces systèmes sont conçus.

Quand tu penses à l’IA autonome, on la connaît surtout via la voiture autonome : un cerveau qui apprend un système très complexe, puis prend des milliers de décisions chaque heure, chaque jour. Dans le monde industriel, en private equity, quand on achetait une usine, on se battait pour gagner 1–2 % d’économie d’énergie en dépensant des millions et en mettant dix ingénieurs dessus. Là, j’avais ce “fou” qui me disait : “Je vais mettre un logiciel d’IA autonome par-dessus ces systèmes complexes et économiser 15–20 %”. C’est pour ça que je suis tombé de ma chaise.

Après un peu de travail, je suis rentré chez moi, j’ai eu cette conversation avec ma femme : “Oui, je vais quitter un job stable. Oui, on a quatre enfants, ils doivent encore finir leurs études, mais on va le faire.” C’était ce moment-là.

Fred :
Et je pense qu’il y avait une douzaine d’employés à l’époque chez BrainBox, non ? Donc non seulement tu as cru en Jean et tu l’as rejoint, mais tu savais que l’immobilier et le bâtiment, c’est probablement un des pires endroits pour essayer de déployer de l’IA : systèmes legacy partout, protocoles vieux de 40–50 ans, etc. Et en plus, vous vendez à des propriétaires et gestionnaires d’immeubles, souvent parmi les gens les moins “tech-savvy” à qui vendre. Comment ton background t’a aidé à vendre à ces gens-là ?

Sam :
Beaucoup de choses, je ne les savais pas au moment de rejoindre ; tu les découvres en chemin. Mais c’est vrai que mon background aidait pour parler la langue de ces gens-là, très loin de la techno et de l’IA, et pour être capable de vendre autre chose qu’un discours technique.

On avait la chance d’être une climate-tech. Ces propriétaires immobiliers, très traditionnels dans l’adoption de nouvelles technos, se mettaient soudainement à être poussés par leurs investisseurs d’un côté et leurs gros locataires de l’autre, avec la question : “C’est quoi votre plan de durabilité ?” Si tu arrives avec un chemin crédible pour les aider, en mettant de côté le jargon techno et en parlant de ce qui change concrètement au quotidien, ça les touche.

C’était probablement un de nos plus grands défis : je pensais que ce serait l’IA le problème, mais c’était plutôt la vente à cette clientèle.

Fred :
J’aime bien cette double mission : amener l’IA dans un nouveau secteur, mais aussi la dimension climat très forte de l’entreprise. Qu’est-ce qui est venu en premier ? Étiez-vous d’abord une boîte d’IA qui, par hasard, avait un impact climat, ou une boîte climat qui utilisait l’IA comme outil ?

Sam :
On était une boîte d’IA. On n’aurait pas fait ça si on n’avait pas pu faire fonctionner l’IA. On n’allait pas devenir juste un dashboard de plus dans un secteur qui en avait déjà 20. Il fallait rendre l’IA autonome opérationnelle, sinon on n’avait rien.

Ce que je n’avais pas bien mesuré au départ, c’est à quel point c’est difficile. La voiture autonome, on l’attendait “dans deux ans” il y a 7 ans, puis “dans deux ans” encore il y a 5 ans, et maintenant, peut-être qu’on commence seulement à en voir à échelle. C’est pareil pour l’IA autonome dans les bâtiments.

Mais oui, on se voyait comme une climate-tech : ce segment, l’énergie des bâtiments, était un des derniers gros secteurs à bouger, alors que la mobilité, l’énergie, les batteries, avaient déjà de grosses vagues d’innovation.

Fred :
Si on revient au parcours global — 7 ans entre ton arrivée, ton passage à CEO, puis la vente à Trane — est-ce que ça a été un succès “overnight” ? Y a-t-il eu un moment où tu t’es dit “OK, ça y est, ça marche” ?

Sam :
Je pense que chaque startup vit un peu la même chose. Ce n’est pas noir ou blanc “j’y crois / j’y crois plus”. Tu as des vagues. Je ne crois pas qu’on ait eu un moment unique “aha !”.

On a surtout eu une énorme ténacité collective pour faire marcher quelque chose qui n’avait jamais vraiment été fait à cette échelle-là. On a aussi bien levé, ce qui nous a donné le runway nécessaire. Ça sonne un peu froid, mais c’est la réalité.

L’acquéreur aujourd’hui est un immense supporter de la technologie et de l’écosystème d’IA montréalais. Ils vont continuer à investir dans la technologie, à grandir l’équipe ici. C’est une belle validation de cette ténacité.

Parfois je me dis : pourquoi je n’ai pas juste fait une énième app de dating ? Tu passes de 10 000 à 2 millions d’utilisateurs très vite. Quand tu fais de l’IA pour le monde industriel réel, tu n’as pas ce “wham” immédiat. Mais en même temps, on était presque seuls à ce niveau, et on avait la conviction de devoir aller au bout.

Fred :
Et vos investisseurs chez BrainBox étaient très supportifs aussi, surtout locaux au début, puis plus internationaux. Comment vivez-vous cette dualité techno / climat avec eux, dans les discussions d’investisseurs ?

Sam :
Je pense que ce qui a joué pour nous, c’est l’importance du problème et la rareté des approches vraiment scalables dans ce secteur-là. On était en climat, dans un segment encore peu attaqué, avec un “angle” technologique très unique, et on n’avait pas 30 concurrents sur le même terrain.

Les investisseurs pouvaient regarder et se dire : “Pourquoi eux avancent-ils ? Pourquoi sont-ils encore là, alors que d’autres abandonnent ?” La mission était super importante, l’issue potentielle aussi, et on n’allait pas lâcher. Ça nous a aidés à traverser les conversations plus difficiles.

Fred :
Regardons un peu le futur. Tu aurais pu faire n’importe quoi après BrainBox. Tu aurais pu lancer une nouvelle startup. Tu as choisi de rejoindre Law Zero. Parle-nous un peu de Law Zero, et pourquoi une structure non-profit.

Sam :
Je veux vraiment qu’on revienne ensuite sur le point “soutenir l’écosystème”, mais je vais répondre à ta question d’abord.

J’ai entendu parler de Law Zero avant l’annonce publique de juin. C’est un projet lancé par Yoshua — après avoir passé sa carrière à inventer une partie de l’IA moderne, il a décidé de consacrer le reste de sa carrière à construire des solutions techniques pour rendre les modèles plus sûrs, plus fiables, plus traçables.

Je venais de passer plusieurs années à déployer de l’IA autonome dans le monde réel. Quand tu regardes l’IA autonome dans les bâtiments, le pire qu’elle puisse faire, c’est nous faire transpirer ou geler. Mais dans d’autres domaines — militaire, systèmes critiques —, on entre dans un tout autre niveau de risque.

On voyait ce qui arrivait avec la générative, on voyait Yoshua et Geoff Hinton lever la main pour dire “on a inventé ce truc, mais il y a des risques sérieux”. Quand j’ai su que Yoshua montait une équipe pour s’attaquer à ça de façon pratique, avec un produit réel à déployer, je me suis dit : “Ok, là je peux mettre mon expérience de scaling, de go-to-market, au service d’un enjeu de société majeur.”

L’exit m’a donné la liberté de choix, j’ai quatre enfants à faire vivre, mais j’ai décidé d’investir ce temps-là chez Law Zero.

Fred :
Ambitieux, important. Mais tu es un peu “à contre-courant” : il y a des forces qui investissent des milliards pour pousser l’IA là où toi tu veux la rendre plus sûre. Comment finance-t-on une mission aussi ambitieuse en nonprofit ?

Sam :
D’abord, oui, on promène Yoshua partout dans le monde, et ça aide. Quand je suis arrivé, ils avaient déjà levé une bonne partie des fonds auprès de fondations et de philanthropes technos — Gates, Schmidt Science, etc. Ce sont souvent les mêmes qui financent aussi la poussée IA, mais qui ont compris qu’il fallait aussi financer la sécurité et la fiabilité.

On cherche donc du “free money”, des dons, pour une mission d’intérêt public. C’est clair qu’aujourd’hui, on reçoit beaucoup moins que ce que les gros modèles reçoivent, mais c’est normal : il faut qu’on fasse nos preuves.

Fred :
Revenons à l’écosystème. Tu comparais récemment l’Europe et le Canada. Tu disais quelque chose comme : “en talent IA, tout l’Europe réunie, sans DeepMind, c’est moins que ce qu’il y a dans ce bâtiment”. Tu peux développer ?

Sam :
Oui. Ce qui me rend fou, c’est de voyager à l’étranger et de voir que plein de gens ne savent pas que l’un des berceaux de l’IA moderne, c’est ici — Toronto, Montréal. Ça me rend dingue. On doit faire un travail énorme de communication pour que le monde comprenne la profondeur du talent ici.

En Europe, les “puissances moyennes” comme nous essaient, comme nous, de ne pas se retrouver écrasées entre les États-Unis et la Chine. Ils financent du compute, des supercalculateurs, ils veulent des labos souverains, etc. Mais en discutant avec eux, mon impression, c’est qu’en retirant Google DeepMind de Londres, il y a probablement moins de talent opérationnel en IA dans toute l’Europe réunie que dans ce bâtiment.

Et ça, on ne le dit pas assez. On a Mila, Vector à Toronto, Amii en Alberta… On a une densité de talent incroyable. On commence à voir les pièces se mettre en place : le budget fédéral, la poussée pour rapatrier du talent, les studios de venture IA dans les instituts, des fonds comme le vôtre qui sont très ancrés dans l’écosystème local. L’ambition est en train de monter, et il faut que tout le monde pousse dans ce sens.

Fred :
On est très bullish, nous aussi, sur ce qui se passe dans ce bâtiment.